Les moustaches de la Joconde

Mis en ligne le 5 janvier 2014 dans Tribune | 0 commentaires

Les moustaches de la Joconde

ou

la responsabilité de l’interprète

  

La musique, qui a besoin d’interprète, court le risque perpétuel d’être trahie par des restitutions imparfaites et inabouties: …. fausses notes et notes fausses, phrasés faux ou inexistants, tempi inappropriés.

L’interprète professionnel est censé éviter cet écueil.

L’interprète amateur doit compenser par un travail plus abondant et plus assidu.

Tous doivent faire passer le respect du chef d’œuvre avant les petits conforts personnels.

 

Mes souvenirs d’agression de la musique sont hélas nombreux, mais, avec le recul, souvent savoureux.

 

Commençons par le chanteur pro. Appelons-le Toto.

Il me dit un jour, à 15 jours du concert : « Ah ! C’est amusant, je viens de m’apercevoir que j’ai signé deux contrats pour le même jour ! ».

Ou bien, après avoir vu la partition en détail et m’avoir donné son accord, il me dit deux mois plus tard : « Ah ! Non ! Cette partition n’est pas faite pour ma voix ! ».

Parfois Toto surveille la pendule et fait pression pour accélérer le travail. Alors que vous enregistrez un chef d’œuvre et engagez peut-être toute la fin de votre carrière, lui a peur de rater son train (ce n’est même pas le dernier).

A d’autres moments, après de nombreuses répétitions et vers la fin du travail, Toto n’observe toujours pas les phrasés : « Ah, mais je te rassure, c’est marqué sur ma partition ! ».

Quand il se plante un peu trop et que je le prends à part pour un passage, il me rétorque : « Dis-donc, tu n’essaies pas d’avoir une répétition à l’œil, là ? ».

Toto, sous la pression alimentaire, accepte quelquefois des musiques trop difficiles d’intonation. Il préfère alors écouter son diapason, plutôt que l’harmonie de l’œuvre.

 

Continuons par le soi-disant pro. Appelons-le Toto.

Toto, qui a une voix, mais qui apparemment est nul en musique, rate toujours son entrée au même endroit en enregistrement. Les autres patientent… Finalement, il regarde autour de lui et vers le plafond : « Ah ! Mais ! Il y a dans cette salle des harmoniques qui m’empêchent de chanter ! ».

Une autre fois, c’est un chef : je suis placé comme basse solo un peu en avant de lui sur le côté, comme souvent quand il n’y a pas beaucoup de place dans une église. Je me tourne et le vois armer son geste, je me retourne vers le public et démarre mon arioso. Tout seul ! Car Toto avait vu que l’organiste n’était pas prêt et avait interrompu son geste. Le plus drôle fut que le violoncelliste qui n’avait pas mis une note dedans depuis le début du concert, fut le seul à me rejoindre avant la fin de l’air. Et le public : « Ah ! Tu sais, c’était fantastique ton Bach a cappella ! ».

A la radio, Toto est actrice, mais pas chanteuse. Le « Chant du laboureur » qu’elle doit chanter avec « les chœurs » (un quatuor) est toujours trop haut. On baisse, on baisse, d’un ton, d’une tierce, d’une quarte, toujours trop haut ! On a fini par le chant du fossoyeur !

 

Poursuivons par l’amateur. Appelons-le Toto.

Toto arrive un jour à la répétition avec toutes les autres voix de sa partition passées au blanc : elles le gênaient.

Débutant, il entend ses collègues lui conseiller, pour l’aider, d’écouter les autres voix : « Ah, non ! Vous ne me ferez pas croire une chose pareille ! ».

Toto ne va quelquefois pas à la chorale, parce qu’il est fatigué, ou bien il a mieux à faire. Pendant ce temps-là les autres travaillent. Quand il reviendra, il sera un peu en retard, un peu à côté… On reprendra le travail pour lui.

Toto ne vient pas à la générale : « Ah, mais je te rassure ! Je serai là au concert ! ».

Pour la 10 000ème fois, Toto me dit en audition : « Je ne lis pas la musique, mais je vous rassure, je me fonds très bien quand tout le monde chante ».

Le même, en audition, à qui j’ai demandé s’il savait le solfège : « Oui, j’ai suivi 4 ans de solfège au conservatoire. ».  Je lui présente alors une partition facile à déchiffrer : « Ah, non, comme ça, ce n’est pas possible ! ».

Et bien sûr, Toto arrive en retard, ou a zappé, n’a pas marqué son RV dans l’agenda, ou a une fête de famille, etc.

 

Poursuivons par le chargé d’administration. Appelons-le Toto.

Quelle surprise de découvrir dans Pariscope à 3 jours du concert, qu’un autre groupe est annoncé dans l’église où nous sommes censés nous produire !

 

Enfin, le compositeur que nous interprétons. Appelons-le Toto.

Il s’adresse au public : « Métamorphoses est constitué de chanteurs chantant seuls dans leur voix. Ce qui est très difficile, parce qu’ils doivent faire attention à ne pas écouter les autres. »

Entendant cette phrase, depuis la sacristie, juste avant d’entrer sur scène, avec un sérieux fou-rire nous avons eu de la peine à commencer le concert….

 

Je passe enfin sur le subventionneur qui me conseille dans l’interprétation de Josquin…

 

A suivre, hélas !

 

Laissons à Josquin le mot de la fin : « Au nom du Ciel, nous devons tout faire pour que les ténèbres ne puissent avoir raison de la lumière !

Pitié ! Pas de moustaches à la Joconde ! »

 

Maurice Bourbon, 5 janvier 14

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